« Cela me chiffonne toujours un peu, avec les grands livres, qu’on en vienne tout de suite aux grands mots. L’amour des livres, la haine des livres, la fureur de lire… Ma foi, quand je pense aux livres, je ne vois pas un bûcher, je vois un jeune garçon assis au fond du jardin, un livre sur les genoux. Il est là, il n’est pas là ; on l’appelle, c’est la famille, l’oncle qui vient d’arriver, la tante qui va s’en aller : « viens dire au revoir ! ; « Viens dire bonjour ! » Y aller ou pas . Le livre ou la famille ? Les mots ou la tribu ? Le choix du vice (impuni) ou bien celui de la vertu (récompensée) . Quand Larbaud emploie cette expression de « vice impuni« , c’est l’adjectif qui m’intrigue. Impuni, vraiment ? Il y aurait donc une sorte d’impunité de la lecture ? eh bien oui. Un privilège de clandestinité qui permettrait en somme de poursuivre les opérations en toute tranquillité.
L’oncle est là, la famille est rassemblée autour de la table, on parle de la situation, et le jeune garçon qui était au fond du jardin fait semblant d’écouter. Mais il a son silence, ses affaires personnelles, la course invisible de Michel Strogoff à travers la steppe, tout cela dans le brouhaha des carafes, des serviettes, des voix, des rires. Il a obéi à l’injonction, simple question d’espace, mais il continue de trahir en pensant à autre chose. On ne lit pas à table . Aucune importance, le livre continue à se lire en lui ; un peu de patience, et il y aura bientôt la chambre, le silence de la lumière derrière les persiennes… » George STEINER (Érudit, écrivain, linguiste, critique littéraire, essayiste, philosophe franco-américain – Extrait de son livre Le silence des livres)






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