» Le concert entre amis  » – Pietro LONGHI

 » On a peine à imaginer aujourd’hui ce que fut la vie musicale à Venise tout au long du XVIIIe siècle. Combien l’éblouissante cité des Doges, même brûlante des derniers feux de sa République déclinante, pouvait transpirer l’art mélodique par toute ses pierres. Lors de son séjour vénitien en 1739, Charles de Brosses s’étonne de l’affolement de la nation pour cet art inconcevable … Dans les casini, chaque soirée de divertissement se déroule sur fond de danse et de concerts improvisés. L’excellence de l’éducation musicale des ospedali est admirée par toute l’Europe. Enfin, les ruelles et les canaux bruissent de la ligne virtuose de quelque instrument échappé de la fenêtre ouverte d’un palazzo, et des chansons des gondoliers. Ces derniers incarnent à leur manière le passé populaire de la poésie lyrique en musique qui se perpétue depuis le XVe siècle, la justiniana. Les gondoliers sont aussi les premiers supporteurs d’un opéra vénitien dont ils grossissent les parterres, tandis que l’aristocratie se réserve les loges louées à l’année.

En ces temps de déclin économique, l’opéra est encore une réjouissance très prisée, attisée par la rivalité des riches familles qui se disputent théâtres et compositeurs, y compris ceux venus de l’étranger. C’est ainsi que Georg Friedrich Haendel y crée, en 1709, son Agrippina sur un livret de Vincenzo Grimani, membre de la toute puissante famille du même nom.

( Vidéo :  » Sinfonia  » Agrippina – AKADEMIE FÜR ALTE MUSIK de BERLIN sous la direction de René JACOBS

On estime à 1200 les créations données à Venise au cours du XVIIIe siècle. Au début du siècle, la ville compte une quinzaine de salles dédiées à l’art lyrique. Au point que le Conseil des Dix décide, en 1765, d’en limiter le nombre à sept. Si Florence et Mantoue sont aujourd’hui considérées comme les berceaux de l’opéra italien en tant que forme artistique, Venise voit naître le premier théâtre public d’opéra : Il Teatro San Cassiano

Pour son inauguration en 1637, on fait donner Andromède de Francesco Manelli, sur un livret du poète et compositeur Benedetto Ferrari. Claudio Monteverdi, qui y assiste, ne tarde pas à rejoindre Manelli et la cohorte de compositeurs qui, durant tout le XVIIIe siècle, feront de la Sérénissime une capitale pionnière pour l’opéra en Europe.

Reprenant à son compte les idées de retour à l’antique développées par la Camerata fiorentina, l’école lyrique vénitienne y ajoute une propension singulière aux personnages et aux situations bouffes. Car l’opéra, sur la lagune, veut bien traiter des sujets historiques et politiques, mais s’épanouit avant tout dans l’ambiance et au moment du carnaval.

C’est dans ce contexte de bouillonnement lyrique que Vivaldi livre son premier opéra vénitien : Orlando finto pazzo au Teatro San Angelo, en 1714.

(Vidéo :  » Orlando Finto pazzo  » – Interprétation ACADEMIA MONTIS REGALIS sous la direction de Alessandro DI MARCHI)

Si la postérité reconnaîtra en lui la grande figure de la musique vénitienne au XVIIIe siècle, son génie opératique est à l’époque largement éclipsé par celui d’une autre star du genre : Baldassare Galuppi : 70 opéras-bouffes à son actif, une collaboration fructueuse avec Goldoni, le soutien de Casanova et l’admiration de rousseau comme de Haydn. Galuppi est vraiment considéré, dans les années 1740, comme le roi du divertissement musical dans la cité des Doges.

(Vidéo : Ouverture  » L’inimico delle donne  » (opéra datant de 1771 – Créé au Teatro San Manuele de Venise ) Interprétation par l’Ensemble OPERA STRAVAGANTE sous la direction de Ivano ZANENGHI

Dans une Venise où les crédits font de plus en plus défaut, le spectaculaire des voix a remplacé celui des décors et du théâtre à machines. Tout le monde se prend désormais de passions pour les castrats. Carlo Broschi, dit Farinelli, y séjourne à cinq reprises, précédé par le triomphe de son maître Nicola Porpora et du poète Métstase qui ont préparé le terrain pour lui dès le milieu des années 1720.

(Vidéo :  » Alto Giove (Acte III ) de l’opéra Polifemo de Nicola PORPORA / Interprétation Philippe JAROUSSKY accompagné par le VENICE BAROQUE ORCHESTRA sous la direction de Andrea MARCON

Le duel entre l’opéra vénitien et l’art lyrique du reste de la péninsule, trouve l’une de ses plus sublimes incarnations dans la guerre que se livrent deux grande diva : la Vénitienne Faustina Bordoni ( future épouse du compositeur Johann Adolf hasse) et la Parmigiana Francesca Cuzzoni. Rivalité qui se perpétue jusqu’à Londres.

Faustina BORDONI
Francesca CUZZONI

La Bordoni, que l’on donnait aussi bonne comédienne que chanteuse, a commencé sa carrière en 1716. Servie par ses origines nobiliaires elle ne tardera pas à se faire l’ambassadrice, dans toute l’Europe, de l’excellence de l’École vénitienne du chant. Mais celle-ci a d’autres porte-drapeaux : les orphelines des quatre ospedali de la Sérénissime. Toutes offraient alors des concerts de musique sacrée les samedis et dimanches, et pour les fêtes. S’y bousculaient les membres du clergé mais aussi ceux de la noblesse et même les classes populaires. Elles impressionnent tout autant par leur virtuosité à la flûte, au violon, à l’orgue, au hautbois ou au violoncelle. Et même ( fait peu commun à l’époque) par leur capacité à diriger l’orchestre et les chœurs.

 » Concert des orphelines  » 1720 env. Gabrielle BELLA – Il s’agit là d’un concert qui fut donné des jeunes filles venues de quatre  » ospedali  » à l’occasion de la visite du grand Duc Paolo Petrowitz à Venise. L’endroit où elles se trouvent avec le public est le Casino dei Filarmonici.

Près de la piazza San Marco, le plus célèbre de ces ospedali, celui de la Pietà, a cédé aujourd’hui sa place à un hôtel de luxe : le Metropole. Fondé en 1346 pour y accueillir les nouveau-nés de la cité des Doges laissés pour compte par les guerres à répétition et le développement de la prostitution, il aurait compté, au XVIIIe siècle, un millier d’enfants. Les garçons y restaient jusqu’à l’adolescence pour y apprendre un métier. Les filles, quant à elles, recevaient une éducation musicale rigoureuse. Pour peu qu’elles aient du talent, elles y restaient jusqu’à leur majorité.

Sur la gravure ci-dessus on peut voir l’entrée de l’Ospedale della Pietà à l’époque où se trouvaient Vivaldi et ses jeunes demoiselles musiciennes, et à côté, la première église qui a été démolie Il existe toujours, à l’hôtel Metropole un escalier qui est considéré, de nos jours comme une relique, compte tenu du fait qu’il se trouvait déjà là à l’époque de Vivaldi. Ce dernier l’empruntait pour aller dans la salle de musique de la Pietà. Il sert, désormais, de cellier.

Le conservatoire municipal de Venise conserve lui aussi plusieurs cahiers des filles de la Pietà. Y figurent 1700 pièces et motets. Preuve, s’il en fallait, qu’à Venise la musique religieuse égale, en volume de création, la musique profane. En audace aussi. En témoignent aussi ces œuvres monumentales qui virent se produire dans la basilique San Marco jusqu’à 400 exécutants, parfois répartis en six orchestres, lors de cérémonies qui pouvaient s’étaler sur cinq heures. Car dans la cité des masques, l’autorité de Rome est loin. La démesure était partout, surtout dans l’amour de la musique. Il n’était pas rare de voir des prêtres, parfois bons instrumentistes, se produire au sein des orchestres d’opéra. » Thierry HILLERITEAU( Journaliste au magazine La Croix, chroniqueur dans Musique matin sur France Musique, chanteur à Notre-Dame de Versailles, collaborateur au Figaro,  il possède également  une Maîtrise en Poésie et Poétique des XIXe et XXe siècle,

(Vidéo :  » Nulla in mundo pax sincera  » RV 630 Motet composé en 1735 par Antonio VIVALDI à Venise. Il sera interprété par les demoiselles de la Pietà. C’est une petite merveille d’émotion, de céleste, de foi, accompagné d’une voix lumineuse. – Magda KALMAR (Soprano) et le LISZT FERENC CHAMBER ORCHESTRA sous la direction de Friges SANDOR)

Laisser un commentaire

Tendances

Propulsé par WordPress.com.