
« Se perdre dans l’écriture, se perdre dans la passion, sont sûrement deux choses qui définissent ma vie. «
« J’ai cherché à pratiquer une sorte d’écriture photographique du réel dans laquelle les existences croisées conserveraient toute leur opacité et leur énigme. »
» Dehors l’être que je suis s’efface, enregistre « Annie ERNAUX
La Maison Européenne de la Photographie (MEP) à Paris rend hommage à Annie ERNAUX au travers d’une exposition originale intitulée EXTERIEURS- Annie ERNAUX et la photographie (jusqu’au 28.5.) –
L’expo a vu le jour grâce à la commissaire et écrivaine Lou Stoppard – Au départ un projet commun avec Annie Ernaux. Elle dira que c’était, pour elle, une façon différente et nouvelle de faire voir la littérature et la photographie, de les réunir dans des thèmes communs, un environnement urbain moderne.
« La photographie est présente dans toute l’œuvre d’Annie Ernaux. Elle est tantôt le sujet, tantôt une incitation. Dans nombre de ses livres, l’écrivaine fait référence à ses propres photos de famille. Ces images, sources, sont les preuves d’un passé révolu et constitue un outil pour dissocier réalité et souvenirs. » Lou STOPPARD

Annie Ernaux, née Duchesne , écrivaine, agrégée et professeure de Lettres modernes, a vu le jour en 1940 à Lillebonne (Seine Maritime) dans une famille très modeste . Elle s’est lancée dans l’écriture avec un premier livre en 1974. Après quoi, beaucoup d’autres suivront, des fictions, mais aussi des ouvrages que l’on pourrait qualifier d’autobiographiques (bien qu’elle n’apprécie pas vraiment ce terme) dont elle dit qu’ils se situent entre la littérature, la sociologie et l’histoire.
En effet, dans ses livres, aux textes très évocateurs, elle partage ses ressentis, ses observations, ses émotions face aux différents sujets qu’elle aborde : les préoccupations du monde, les revendications des femmes, les racines familiales, les problématiques des classes sociales, la mémoire du passé , la filiation, l’héritage, l’éducation, ses prises de position politiques, les obstacles à l’ascension, l’avortement illégal, le regard des autres, la domination, mais aussi l’art, la pensée culturelle, ou plus récemment la Covid, tout cela avec toujours un but en tête : tenter de comprendre la réalité, la banalité du quotidien à laquelle la vie nous confronte sur différents sujets.
C’est une personne qui est très fière de ses origines modestes. Les grandes études qu’elle a entrepris, et son mariage, l’ont quelque peu fait entrer dans une autre classe sociale. Ce changement de statut, pourrait-on dire, l’a marqué profondément dans le sens où elle en a ressenti comme de la gêne, des regrets aussi , mais finalement cet état d’esprit dans ses ressentis a eu aussi du bon puisque c’est ce qu’il l’a amené vers l’écriture.
Ses engagements, ses idées, le talent de sa plume, lui feront obtenir non seulement un public fidèle qui l’apprécie beaucoup, et de très nombreux prix : le prix Renaudot (1984) – le prix de la Langue française (2008) – le prix Marguerite Yourcenar (2017) – le titre de Docteure Honoris Causa de l’Université de Cergy-Pontoise (2014) et surtout le Prix Nobel de littérature en 2022 .
L’exposition allie mots et photos, à savoir des extraits de son livre Journal du dehors paru en 1995 (tirés de journaux intimes écrits entre 1985 et 1992), associés à des clichés (environ 150) de différents photographes connus venus non seulement de France mais aussi d’autres pays dans le monde.
Le but ultime de l’expo est de montrer que ces deux arts (écriture et photographie) se nourrissent mutuellement. Du reste, les mots descriptifs d’Annie Ernaux sont tels des images. De plus, elle a toujours porté un grand intérêt à la photographie et a même écrit un livre sur ce sujet : L’usage de la photo en 2005.
Pour illustrer cet article, je vous propose d’une part quelques extraits de ses chroniques et ressentis dans Journal du dehors et certains clichés proposés par la MEP dans l’expo.

« Pourquoi je raconte, décris cette scène, comme d’autres qui figurent dans ces pages. Qu’est-ce que je cherche, à toute force, dans la réalité ? Le sens ? Souvent, mais pas toujours, par habitude intellectuelle (apprise) de ne pas s’abandonner seulement à la sensation, la « mettre au-dessus de soi ». Ou bien noter les gestes, les attitudes, les paroles des gens que je rencontre, me donne l’illusion d’être proche d’eux. Je ne leur parle pas, je les regarde, les écoute seulement. Mais l’émotion qu’ils me laissent est une chose réelle. Peut-être que je cherche quelque chose sur moi à travers eux, leurs façons de se tenir, leurs conversations. Souvent « pourquoi ne suis-je pas cette femme » assise devant moi dans le métro… »

« Je m’aperçois qu’il y a deux démarches possibles face aux faits réels. Ou bien les relater avec précision, dans leur brutalité, leur caractère instantané, hors de tout récit, ou bien les mettre de côté pour les faire (éventuellement) servir, entrer dans un ensemble (roman par exemple). Les fragments, comme ceux que j’écris ici, me laisse insatisfaite. J’ai besoin d’être engagée dans un travail long et construit (non soumis au hasard des rencontres et des jours) – Cependant, j’ai aussi besoin de transcrire des scènes du RER, les gestes et les paroles des gens pour eux-mêmes, sans qu’ils servent à quoi que ce soit … »

« L’homme interroge la jeune femme dans le train vers Paris, « vous travaillez combien d’heures par semaine ? », « vous commencez à quelle heure ? », « vous pouvez prendre vos vacances quand vous voulez ? ». Nécessité d’évaluer les avantages et les contraintes d’une profession, la matérialité de le vie. Non par curiosité inutile, conversation insipide, mais simplement savoir comment les autres vivent pour savoir comment, soi, on vit ou l’on aurait pu vivre. »

« J’ai retrouvé des gestes et des phrases de ma mère dans une femme attendant à la caisse d’un supermarché. C’est donc au-dehors, dans les passagers du métro ou du RER, les gens qui empruntent l’escalator des Galeries Lafayette ou d’Auchan, qu’est déposée mon existence passée. Dans des individus anonymes qui ne soupçonnent pas qu’ils détiennent une part de mon histoire, dans des visages, des corps que je ne revois jamais. Sans doute suis-je moi-même dans la foule des rues et des magasins, porteuse de la vie des autres. »

« Il n’y a pas de hiérarchie dans les expériences que nous avons du monde. La sensation et la réflexion que suscitent les lieux ou les objets indépendants de leur valeur culturelle, et l’hypermarché offre autant de sens et de vérité humaine que la salle de concert. »

« Au conservatoire de musique, installé dans le centre culturel, il y avait une audition de piano. Les enfants montaient sur la scène, chacun leur tour, réglaient le tabouret, vérifiaient la position des mains et attaquaient leur morceau. Les parents dans les fauteuils en gradins étaient anxieux et compassés. Une petite fille est venue jouer en robe longue blanche, avec des chaussures blanches et un gros noeud dans les cheveux. À la fin de l’audition, elle a apporté une gerbe de fleurs au professeur. C’était comme un rêve ancien au coeur de la Ville nouvelle, avec les gestes et la cérémonie des salons d’autrefois. Mais les parents ne conversaient pas entre eux, chaque famille désirait que son enfant à elle soit le meilleur, justifie l’espoir que celui-ci fasse un jour partie d’une élite dont ils n’avaient ce soir que la théâtralité «

‘‘ Toutes les coiffeuses ont des têtes de fête, maquillages vifs, boucles d’oreilles lourdes et rutilantes, cheveux rouges, mèches bleues. Elles représentent leur fonction et leur visée ; transformer toute tête en boucles, volutes, éclat de jais ou de soleil, éblouissement d’un jour (le lendemain ce n’est déjà plus ça). Coiffeurs et coiffeuses appartiennent à un monde en couleurs, théâtral, tous vêtus à la pointe de la mode, excentriques hors du salon. »

« Ce sont les autres, anonymes côtoyés dans le métro, les salles d’attente, qui, par l’intérêt, la colère ou la honte dont ils nous traversent, réveillent notre mémoire et nous révèlent à nous-mêmes. »







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