


» Quels que soient la dureté des temps, les déboires subis, il faut peindre dans la vérité, avec amour. S.V.
Il y avait un moment que Paris ne lui avait pas consacré une exposition. Une rétrospective avait été organisée en 1948 pour célébrer les dix ans de son décès. Après quoi, une autre en 1967. Pour débuter cette année 2025, le Centre Pompidou propose de » compléter et enrichir » celle qui fut conçue en 2023 par le Centre Pompidou de Metz ( Suzanne Valadon un monde à soi ) , reprise en 2024 par le Musée d’Arts de Nantes et le Museo Nacional de Barcelone.
C’est aussi une façon pour cette institution de continuer sa démarche mettant en valeur le travail d’artistes féminines comme cela a été fait pour Alice Neel, Georgia O’Keefe, Dora Maar, Germaine Richier.
L’expo aborde, également, l’univers des artistes de son époque. Suzanne Valadon a connu cette vie de bohème et marginale de Montmartre. Un lieu de rencontre pour tout un tas d’artistes, de musiciens, de compositeurs, d’auteurs de théâtre, de peintres, sculpteurs etc… Elle a donc vécu libre, assouvissant pleinement ses passions, que ce soit en tant que femme, mais aussi en tant que peintre ne cessant jamais d’avoir envie de sortir de sa condition, de réussir, de ne pas être découragée, bravant les interdits et les contraintes morales de l’époque. Une pionnière extravagante, frondeuse et tumultueuse.
Environ 200 œuvres et documents d’archives , prêts exceptionnels, français et étrangers. Elle s’intitule tout simplement Suzanne VALADON et se tiendra jusqu’au 26 mai 2025. Elle mérite largement que l’on s’intéresse, à nouveau, à elle, à son œuvre complexe, son riche parcours dans une période importante historiquement et artistiquement parlant. Une œuvre vraiment magnifique, saisissante, intense, réalisée par une artiste qui a refusé les codes esthétiques de son temps, explorant des sujets que l’on considérait comme tabou.

Suzanne Valadon fut , en effet, une artiste rebelle, avant-gardiste, d’une grande modernité , autodidacte, atypique, charismatique. Bien sur on connait son nom , mais pas vraiment la personne. Probablement parce que pour beaucoup elle fut le modèle( connue sous le prénom Maria) dès l’âge de 14 ans pour survivre ; la muse, l’amante de grands noms de la peinture comme Renoir, Toulouse Lautrec (avec lequel elle vivra une passion amoureuse explosive) , Herner, Zandomeneghi, Forain, Leroux, Steinlein, Wertheimer, Hynais ou Puy de Chavannes ; l’épouse du compositeur Eric Satie qu’elle laissera complètement désespéré après leur rupture ; celle de André Utter (22 ans de moins qu’elle – mariage en 1914) ; ou encore la maitresse du peintre Miquel Utrillo qui acceptera de donner un nom de famille à son fils même s’il n’en était pas le père . Sans oublier qu’elle fut la mère de Maurice Utrillo peintre tourmenté, schizophrène, mais dont le succès des tableaux a quelque peu relayé, à un certain moment, ceux de sa mère au second plan.

Une chose est sûre, poser l’a immanquablement aidé pour passer de l’autre côté du chevalet en 1892 : » J’ai eu des maîtres. J’ai pris le meilleur d’eux, de leurs enseignements, de leurs exemples, et je me suis trouvée, je me suis faite et j’ai dit ce que j’avais à dire. Je peins avec l’obstination dont j’ai besoin pour vivre et j’ai constaté que tous les peintres, qui aiment leur art, font la même chose. » De ses poses elle a tiré des leçons sans pour autant avoir été l’élève. Elle a appris en les observant. La technique de chacun était différente dont très enrichissante.
Elle n’a jamais appartenu à un mouvement pictural particulier. On peut même affirmer qu’elle s’est tenue un peu à l’écart, ce qui ne l’a pas empêché d’avoir eu la reconnaissance élogieuse de la critique et des institutions . Elle a fait son chemin et comme le dit très justement l’historien de l’art Bernard Dorival : » avec aisance, en sachant concilier deux recherches qu’elle a menées toute sa vie : celle de la beauté par le décor, et du caractère par le laid. Elle a réussi l’art des contraires, et ne sait jamais soucier de concilier ces inconciliables. Elle l’a fait avec un dédain de la logique et une indifférence aux contradictions »
Suzanne fut une femme de caractère réputée fantasque, audacieuse. La première dans l’Histoire de l’art à peindre un homme nu en 1909, une des premières à être admise à l’Exposition du Salon de la Société nationale des Beaux-Arts qui la reconnaitra, comme ses pairs, en tant que peintre, de son vivant. Elle rejoindra la Société des femmes artistes modernes en 1933, mais avant cela, elle exposera, très souvent, à la Galerie de Berthe Weill au Salon des Indépendants et Salon d’automne.
» L’intrusion de la femme dans l’art serait un désastre sans remède » a écrit en 1880 Gustave Moreau. Difficile, en conséquence, d’être une artiste à cette époque. Impossibilité de s’inscrire aux Beaux-Arts et trop pauvre le plus souvent pour avoir la possibilité d’entrer dans une École privée de peinture comme l’était la réputée Académie Julian. L’École des Beaux-Arts n’ouvrira ses portes aux femmes qu’en 1897. En conséquence, elles ne pouvaient se former que dans l’atelier d’un maître et apprendre seule du mieux qu’elles pouvaient.
Fort heureusement, les années passant, les choses changeront. Bien des peintres de sexe féminin pourront se vanter d’avoir fait une superbe carrière et reçu des prix prestigieux, et ce même si d’autres, malheureusement, tout aussi talentueuses, resteront anonymes.
Suzanne Valadon qui, comme je l’ai dit, n’a jamais fait partie d’un mouvement pictural particulier, a assisté à la naissance de l’impressionnisme, du fauvisme, et du cubisme. Son genre de prédilection restera les portraits , ceux de sa famille et de ses proches, mais aussi les nus féminins, masculins, les natures mortes et les paysages. Ceux qui l’ont inspiré furent Jean-Dominique Ingres, Paul Cézanne et Paul Gauguin.
» Je peins les gens pour apprendre à les connaitre » S.V.




» La nature a une emprise totale sur moi, les arbres, le ciel, l’eau et les êtres me charment » … Bien qu’elle apprécie fortement la nature, c’est un sujet qu’elle qu’elle a peint assez tard , avec , comme toujours, sa propre façon de le faire.


J’ai parlé des nus, notamment masculins. On peut affirmer que c’est à travers elle qu’elle a traduit toute sa force picturale. Elle les a abordés à une époque où ce type de tableau n’était peint que par des hommes. Elle sera l’une des premières à le faire dans l’Histoire de l’art. C’était très audacieux ! Quant aux nus féminins, elle a une vision tout à fait personnelle et non idéalisée : en effet, elle peint les femmes telles qu’elle les voit, telles qu’elles sont dans la réalité, mais aussi telles qu’un homme peut regarder le corps nu d’une femme sans pour cela être qualifié de « voyeur » .
« Il faut avoir le courage de regarder le modèle en face si l’on veut atteindre l’âme. Ne m’anenez jamais pour peindre une femme qui cherche l’aimable ou le joli. Je la décevrai tout de suite » S.V.



Elle fut une formidable dessinatrice, ayant commencé dès l’âge de 8 ans (peignant même sur les trottoirs, notamment ceux du boulevard Rochechouart à Paris) que ce soit à la mine de plomb, au fusain ou à la sanguine, avant de se consacrer totalement à la peinture. Edgar Degas, pourtant réputé misogyne, trouvait qu’elle était réellement douée et n’a jamais manqué de la soutenir et l’encourager avec enthousiasme.
« J’ai dessiné follement pour que, quand je n’aurai plus d’yeux, j’en aie au bout des doigts. » S.V.

Il louait ses sanguines dont plusieurs étaient accrochées dans son salon. Contrairement à ce que l’on a pu lire, elle affirmera, lors d’un entretien en 1921 qu’elle n’avait jamais posé pour lui. Il restera son ami surtout, son mentor, celui qui le prodiguer des conseils, l’initiera à la gravure dite en taille-douce, au vernis et qui la considèrera, surtout, comme son égale en tant que peintre. » Vous êtes des nôtres » disait-il souvent.
Degas a collectionné un grand nombre des tableaux de Suzanne. Elle sera l’une des rares personnes à rester auprès de lui dans les dernières années, difficiles, de la vie du peintre et d’avoir, du coup, le privilège d’admirer son travail de l’époque, chose qu’il n’autorisait à personne d’autre de le faire.
» j’habitais rue Tourlaque où j’avais comme voisin Lautrec et Zandomeneghi. Un jour Lautrec m’emmena chez Bartholomé et fit voir l’un de mes dessins. Il faut montrer ça à Degas dit-il. On me remit une lettre pour Degas qui me reçut très aimablement et me couvrit d’éloges. » S.V.
» J’ai voulu acheter hier votre excellent dessin, mais on n’en savait pas le prix. Venez, si vous le pouvez, demain matin vers 9 h 30 avec votre carton pour voir si vous n’avez pas quelque chose de mieux. » Degas dans une correspondance à Suzanne
Marie-Clémentine Valadon est née en 1865 à Bessines-sur-Gartempe, de père inconnu. A moins qu’elle n’ai été conçue par un dénommé Coulaud, parti au bagne et avec lequel sa mère avait eu d’autres enfants. C’est Toulouse-Lautrec qui la rebaptisera Suzanne bien plus tard, en référence à l’épisode biblique de Suzanne et les vieillards compte tenu du fait qu’elle posait nue, face à des peintres assez âgés.
En 1870 , c’est l’installation à Montmartre. Sa mère est lingère, repasseuse, femme de ménage, donc n’ayant pas beaucoup de temps pour s’occuper de sa fille qu’elle confiera aux bons soins de ses voisines ou de ses autres filles plus âgées. Suzanne passera une enfance miséreuses, fréquentera peu l’école et travaillera, dès 12 ans, comme apprentie couturière, puis serveuse, et vendeuse de fruits et légumes aux Halles. Devenue une adolescente, rebelle et passionnée, elle entrera comme acrobate dans un cirque. Malheureusement, un accident de trapèze met fin à ce qui fut son rêve.
Dix ans plus tard, en 1880, vu qu’elle était plutôt jolie, elle décide de poser pour des peintres. Le premier sera Puvis de Chavannes. Sa mère s’occupait de son linge et c’est, d’ailleurs, en lui livrant que Suzanne (qui se faisait appeler Maria à l’époque) rencontrera ce peintre de quarante ans son aîné.
» Je fut son modèle depuis l’âge de 15 ans, et je le fus sept années de suite. Je puis vous dire que dans la plupart de ses œuvres décoratives d’alors, je suis abondamment représentée ! » Le bois sacré » par exemple. Je suis là, et puis là, et presque toutes ces figures m’ont emprunté quelque choses. J’ai posé non seulement les femmes, mais aussi les jeunes. Je suis cet éphèbe que l’on voit cueillant une branche d’arbre. Il a mes bras et mes jambes. Puvis me demandait de lui donner une attitude, un mouvement, un geste. Il transposait, idéalisait. Que d’heures calmes j’ai passées dans son grand atelier de Neuilly . » S.V. (lors d’un entretien en 1921)
En 1883, elle donnera naissance à son fils unique Maurice, né , tout comme elle, de père inconnu. Elle demandera, quelques années, plus tard, à l’un de ses amants, le peintre catalan et critique Miquel Utrillo de le reconnaitre. Ce qu’il fera en 1895. Souhaitant poursuivre sa carrière de modèle et ne pouvant, en conséquence, s’occuper correctement de lui, elle va confier son enfant à sa mère. Souffrant d’un gros manque d’amour et de rejet maternel, Maurice trouvera refuge, dès l’âge de 13 ans, dans l’alcool et deviendra ingérable. Il sera interné. A sa sortie, sa mère lui apprendra la peinture afin qu’il puisse être occupé. Il va se montrer assez doué.

La route de Suzanne croisera un jour celle de Renoir. Il cherchait un modèle pour son tableau Danse à la campagne. Les présentations se font grâce à Puvis de Chavannes. Il a 42 ans, elle 18. Sa compagne, Aline, la mettra à la porte le jour où elle les surprendra, un jour, dans les bras l’un de l’autre.
» Que de poses de têtes j’ai dû faire pour Renoir, que ce soit à l’atelier de la rue Saint-Georges, ou celui de la rue d’Orchampt. La danseuse qui sourit abondamment aux bras de son danseur, c’est moi ! Et c’est encore moi qui suis la demoiselle du monde, gantée jusqu’au coude, en robe de traine. Rue d’Orchampt , j’ai posé aussi pour un motif de Bougival. Quant aux nus, Renoir en a peint un certain nombre d’après moi, non seulement dans un jardin de la rue de la Barre qu’il avait loué et où se trouvait une baraque servant d’abri ; mais à l’atelier du boulevard de Clichy, notamment pour l’un de ses tableaux de baigneuses. » S.V.
De 1886 à 1888, elle aura une tumultueuse liaison avec Henri de Toulouse-Lautrec. Elle habitait alors rue de la Tourlaque, là où se trouvait l’atelier du peintre. Elle lui plaira immédiatement. De plus, elle était de taille assez petite, tout comme lui. Ils deviendront amants et elle sera la compagne de ses virées nocturnes. C’est par lui qu’elle connaitra Degas. Un acte qu’il regrettera certainement en voyant combien ils seront proches. Il rompra avec elle, ce qui la fera beaucoup souffrir.
Entre deux séances comme modèle, elle dessine (comme elle le fait depuis l’enfance) – Ce sont souvent des portraits de son fils, de sa mère ou des proches. Ils sont réalisés au plomb ou à la sanguine. Elle les exposera au Salon des Beaux-Arts en 1894.
Sa vie changera lors de son union avec Paul Mousis, un bourgeois aisé. Ils s’installeront rue Cortot, sur la Butte Montmartre. Elle est désormais financièrement à l’aise et décidera de ne plus poser pour se consacrer à la peinture.
Le problème restera Maurice, son fils, qui se remettra à boire. Du coup, des crises de délirium et de désespoir entraînent de nombreux problèmes. Mousis n’en peut plus de la situation et le met à la porte. Elle contactera un ami de son fils, André Utter, peintre amateur pour qu’il le recueille. Il a 44 ans, elle 28. Il pose pour elle et deviennent amants.

Après quoi, elle quitte son mari pour aller vivre avec son fils et Utter (qu’elle épouse en 1914) . Le trio excentrique sera très connu dans Montmartre et fera scandale. Côté peinture, à cette époque, elle reçoit d’élogieuses critiques mais vend peu de tableaux. De son côté, Maurice, son fils, peint avec talent. Malheureusement, il boit toujours autant et sera contraint d’être interné une nouvelle fois avant de retourner vivre avec sa mère et son ami. Utter prend les choses en mains, gère les finances, la peinture de Utrillo. Du coup, la situation s’améliore pour les trois.
Les tableaux du fils atteignent des prix incroyables. De son côté Suzanne vend bien elle aussi. Son œuvre a beaucoup de succès, de nombreuses expositions lui sont consacrées. Une rétrospective est même organisée en 1932 à la Galerie Georges Petit. Malheureusement, ce » bonheur » s’effrite et son union avec Utter bat de l’aile. Il la trompe puis la quittera. Elle sera hospitalisée, peu de temps, pour un problème de santé. Craignant qu’elle ne puisse plus être là pour son fils, elle lui fera rencontrer une riche veuve, peintre amateur, Lucie Valore, qu’il épouse en 1935.
Suzanne se retrouve seule, entourée de ses chiens, sortant la nuit pour boire. Elle meurt d’une hémorragie cérébrale à l’âge de 71 ans dans la déchéance la plus totale. C’est André Utter qui s’occupera de ses obsèques où seront présent : André Derain, Georges Braque, Pablo Picasso, Georges Kras notamment. Maurice, effondré et en pleine crise nerveuse, ne pourra y assister. Elle sera inhumée au Cimetière de Saint-Ouen, laissant derrière elle une œuvre d’environ 500 toiles et 300 dessins.
Le 12/14 rue Cortot restera le lieu où elle vécut avec, d’abord, Paul Mousis, puis où elle s’installera avec son fils et André Utter. Malgré les disputes, les tensions dues au problèmes d’alcool de Maurice, Suzanne Valadon a particulièrement aimé cet endroit. C’est là que sa production s’est épanouie, qu’elle fut la plus créative, la plus énergique. Non seulement la sienne d’ailleurs, mais celle de Maurice aussi. C’est désormais le Musée Montmartre.

» Elle est finie mon œuvre, et la seule satisfaction qu’elle me procure, c’est de n’avoir jamais trahi ni abdiqué rien du tout de ce à quoi j’ai cru. Vous le verrez peut-être, un jour, si quelqu’un se soucie jamais de me rendre justice. » Propos tenus par la peintre peu de temps avant sa mort à l’écrivain, poète et journaliste français Francis CARCO .





Répondre à rechab Annuler la réponse.